« Et je
viendrai vers toi, infime goutte éperdue,
Rejoignant un océan
aux horizons perdus. »
Gibran
Je suis mort sans enfants.
Je ne laisse rien à la terre que trois poèmes, quelques
cendres.
La terre me laisse tout, son goût et son odeur,
Le parfum du nouveau matin et de l’ancien soir.
Je suis mort avec – ô bien si rare – si peu d’amis !
Pour me veiller deux corps – et combien d’âmes
immortelles ? –
Pour perdre avec moi le goût de la défaite
Et de mon impatience à ne plus veiller.
Je suis mort avec mes racines inconnues,
Avec mes valeurs – laissez moi rire, mes valeurs ! –
Mystérieux, impénétrable à la lumière hurlante du jour,
Et toujours impénétrable jusqu’au bout des temps.
Je suis mort avec une belle tombe décorée.
Les photos de moi scintillent et les fleurs – une carapace
de fleurs ;
On me souhaite un bon voyage, un bon séjour au pays des
morts,
Au pays plus mort que la mort pour moi.
Je suis mort avec l’amertume de n’avoir parlé que de moi,
De n’avoir pas su rendre à l’homme les merveilles qu’il
mérite
Parce qu’il était merveille – et qu’étais-je, moi ? –
Je m’étais abstrait du flot des hommes !
***
Je vivais dans le plus parfait oubli des autres.
Un au-delà toujours me relançait, mais point d’abri pour
celui qui erre,
Comme un fou, au milieu des tombes de sa jeunesse,
Où es-tu, ma jeunesse perdue ?!
Je vivais déjà comme dans un rêve, comme dans la mort
définitive peut-être,
Et je me murmurais ces mots sur le
chemin : « Je viendrai vers toi,
Infime goutte éperdue rejoignant un océan aux horizons
perdus. »
Plus je murmurais, plus je devenais l’océan perdu.
Je vivais – mais vivais-je ? – je marchais – où
croyais-je aller ? –
Je naviguais de Thélemmes en Thélemmes, de paradis en
paradis ;
L’enfer m’y attendait – la vie éternelle ? – ô
cauchemar ;
Point d’enfer, point de paradis, juste la mort.
Je vivais me croyant seul et « ayant tout pour être
heureux »
Oui mais non. On me donnait un ermitage,
Un ermitage ! pour celui qui cherchait l’amour,
Pour celui qui naissait à la vie et au monde !
Je vivais courageusement, menant ma barque avec faiblesse au
milieu des récifs,
Quand la tempête faisait cent fois sombrer mon navire, je
survivais.
Et dans le calme plat de la mer – mer morte ! – je me
levais ;
Je mimais un spectacle de force au passant.
***
C’était le nouveau jour de la fierté, c’était
Déjà la gloire à portée de main, un avenir brillantissime –
Ah ah ah. Et j’ai encore l’audace d’en rire !
Vision grotesque, c’est que tu l’étais bien.
C’était le nouveau jour pourtant, et je lui tendais
honteusement les bras ;
Dans un coin de remords je cachais ma conscience – brûlée la
conscience finie, finie ! –
Et je révélais à l’horizon de mes fantasmes
Mon corps toujours inachevé.
C’était le nouveau jour de l’amour par exemple, et
encore !
Un instant je me donnais à l’ivresse de ne plus être moi, de
ne plus être peut-être ;
Le rideau s’ouvrait juste un instant – Regardez-moi !
Regardez-moi !
Je m’avance seul au cœur de la vie ! –
C’était le nouveau jour où je devenais autre, où je
m’oubliais enfin !
Et si l’on m’a connu acteur sur les scènes de France
Acteur – le plus piteux des tragédiens plutôt ! – si je
l’étais,
C’était par haine – mais envers qui ?
C’était chaque nouveau jour, chaque nouvelle personne que je
croyais pouvoir aimer
Du fond du cœur, s’il n’est pas un double fond,
Un double fond, où expirerait mon amour déjoué,
Et que ni la vie n’a pu atteindre, ni la mort ne le pourra.
***
Il faudra bien pourtant qu’elle y court, cette vie, vers ce
cœur vide,
Qu’elle y court et qu’elle s’y noie – au secours ! –
Et si elle crie nul ne s’arrêtera, nul ne l’aidera,
A qui importe la mare, au fond du jardin intérieur ?
Il faudra bien que je laisse le silence accompagner ma
petite chute.
C’est le poète, l’homme et le vivant qui meurent ;
Pas la peine de se déplacer ; pas la peine de regarder,
à travers le trou de cette porte,
Quelle mort l’attend en son enfer, quelle vie l’attend en
son paradis.
Il faudra bien pourtant qu’il renaisse ce corps rougeâtre,
rosâtre, blanchâtre,
Ce corps mou – sinon ce serait trop bête ! – Oui, ce
serait dommage !
Mais je veux bien renaître, si l’on me dit qui m’attend,
Autre que les hommes de ma vie d’alors.
Il faudra bien que je les revois si eux aussi doivent
revenir,
Mais le Christ saura leur donner le pain et le vin au lieu
des épines ;
Du pain, du vin, que nul n’a besoin de donner pour
recevoir ;
Des épines que j’ai données, et que j’ai tant cru
recevoir !
Il faudra bien pourtant que le Christ me montre
Qu’en vain je ne l’ai pas embrassé, qu’en vain je n’ai pas
versé de larmes
Sur la destinée de ceux qui sont morts, et prié pour leur
âme…
Une âme, surtout la mienne, qu’importe au Christ !
***
Je ne suis pas mort dans la révolte ni dans le dégoût du
monde.
L’espérance me berce sans doute, photo oubliée au fond d’un
carton,
Prière au fond de l’égout, lumière au fond du cœur.
Et puis zut ! Je n’étais pas né pour le désespoir; je ne suis pas mort !
Je ne suis pas mort sans avoir prononcé le nom du Dieu qui
s’est donné autrefois,
Et jamais je ne me suis donné – pour respecter son
nom ! –
Eh bien soit, après tout, s’il est compté que la vertu
n’effacera les vices
Peu importe ! L’un comme l’autre ne furent pas miens.
Je ne suis pas mort sans prononcer les mots de famille,
amis, valeurs.
Pensons-y ! Et marrons-nous un bon coup ! Tout ce
que je ne serai pas
Et que j’abandonne dans l’espoir,
Faible ruisseau au cœur des séismes, je comble mes gouffres
aujourd’hui.
Je ne suis pas mort vainement si c’est au cœur du monde,
En pleine foule, au milieu de la vie – silence... – dans les entrailles
de la jeunesse
Court le mal. Nul ne lui échappe, si ce n’est ce dernier
regard
Posé fixement sur le ciel – Que caches-tu, cœur
transparent ?
Je ne suis pas mort sans écrire deux trois poèmes, sans
clamer que la vie est éternelle ;
Je vivrai toujours si mes enfants jouent de par le monde,
Et peuvent respirer l’air que j’ai un jour expiré,
Aux jours divins de ma jeunesse !